Souhail Zribi, Lead Level Designer

Depuis plus de cinq ans, Souhail Zribi a successivement travaillé comme Level Designer et Lead Level Designer chez Ubisoft, en France et au Canada. Pour Stories, il est revenu sur son parcours et l’évolution de ce métier, qu’il pratique depuis plus de dix ans.

Retrouvez cet article sur Stories, aux côtés de plein d’autres contenus !

POUR COMMENCER, PEUX-TU NOUS DIRE DANS QUEL CONTEXTE VIDÉOLUDIQUE AS-TU GRANDI ? A PARTIR DE QUAND LES JEUX VIDÉO ONT DÉBARQUÉ DANS TA VIE ?

Très tôt dans mon enfance en fait, j’avais des grands frères peut-être un tantinet turbulents et mes parents ont toujours eu un regard positif sur le medium et se sont même dit que les jeux vidéo étaient sans doute une bonne idée pour qu’on reste sagement occupés à la maison tous ensemble sous leur surveillance. J’ai donc découvert cet univers avec d’assez anciennes et relativement obscures consoles comme une Hanimex il me semble (avec Pong) ou encore une Atari 2600. Mais les premières consoles auxquelles j’ai véritablement beaucoup joué étaient la Sega Master System, notamment en jouant à Shinobi, et la NES. A partir de là le JV ne m’a plus quitté et j’ai à peu près joué et exploré les catalogues de toutes les consoles sorties ensuite, et un peu sur Arcade et PC aussi.

Les choses ont un peu changé depuis mon entrée dans l’industrie. Sous l’impulsion de ma carrière, j’essaye de jouer un peu à tous les types de jeux, ne serait-ce que par curiosité, pour enrichir ma culture et faire de la veille technologique. Même si ce sont des jeux que je ne finis pas toujours, j’essaye de privilégier la diversité. Je peux faire quatre ou cinq jeux en parallèle, que je vais picorer. Et puis mon regard a changé aussi, je m’attache davantage à analyser les défauts et les qualités d’un titre, et c’est très enrichissant pour moi dans mon travail.

C’EST D’AUTANT PLUS INTÉRESSANT PARCE QUE, À L’ORIGINE, LE JEU VIDÉO N’ÉTAIT PAS POUR TOI UN OBJECTIF DE CARRIÈRE QUAND TU T’ES LANCÉ DANS TES ÉTUDES. TU T’ES TOURNÉ VERS LES ARTS APPLIQUÉS ET L’ILLUSTRATION. COMMENT S’EST MISE EN PLACE CETTE AMBITION POUR TOI ?

Enfant j’ai toujours eu un intérêt prononcé pour le dessin et clairement mon rêve était d’en faire mon métier, je me suis donc dans un premier temps orienté vers des études plutôt littéraires et artistiques. En envisageant de nombreuses pistes dans des métiers tels que l’Illustration donc mais aussi le dessin de BD, le design produit, la com’ visuelle ou encore l’architecture. Après mon bac L option Anglais et Arts Plastiques, je me suis lancé dans une prépa en Arts Appliqués, mais pour des raisons personnelles, je n’ai pas pu poursuivre vers une école d’art. J’ai donc fait une fac d’Anglais dans l’idée de passer le CAPES et de devenir prof d’anglais. Mais cela tombait au moment d’une réforme, alors j’ai une nouvelle fois changé d’objectif pour trouver une voie rapidement professionnalisante. Et c’est à ce moment que je suis tombé un peu par hasard sur une formation en « Conception de Niveaux » à l’Université Paris 13. On était à la fin des années 2000 et c’était la première promo qui se mettait en place.

C’EST VRAI QUE TON ARRIVÉE DANS L’APPRENTISSAGE DU JEU VIDÉO VA PARTIR D’UN MALENTENDU, D’UNE INCOMPRÉHENSION SUR LE MÉTIER DE LEVEL DESIGNER…

C’est sans doute un peu fou mais c’est vrai, j’ai toujours été féru de jeu vidéo mais ne m’étais jamais vraiment penché sur l’envers du décor et les métiers de l’industrie, j’ai donc initialement postulé à cette licence pro en pensant qu’il s’agissait d’une formation pour devenir Concept Artist avec un focus sur les environnements et vu ça comme une occasion de peut-être revenir à mes premières amours, l’art.

J’y ai rapidement découvert que le Level Design était en fait tout autre chose, un métier assez technique faisant appel à un champ varié de compétences et de domaines d’expertise : l’architecture, le design d’espace ou encore une certaine sensibilité pour la psychologie du joueur etc…

J’en ai retenu beaucoup de choses en fait et toutes les lister serait sans doute trop long tant cette année m’a apporté. Je suis issu de la première promo de cette Licence pro et il faut imaginer que tout était à construire, à la fois pour l’équipe pédagogique mais aussi pour le groupe très divers d’étudiants que nous étions. Cela aura été une formation enrichissante et pleine de défis pour quelqu’un avec mon profil (il aura par exemple fallu que je me remette à faire des maths et que je m’initie à la programmation (sans grand succès).

En tous cas si je devais n’en donner qu’une c’est qu’au final, pour peu qu’on soit passionné par ce qu’on fait, peu importe le parcours initial, je crois qu’on peut toujours acquérir les compétences qui permettent de bifurquer et de trouver sa voie.

A QUOI ONT RESSEMBLÉ TES PREMIÈRES EXPÉRIENCES DE LEVEL DESIGNER ? COMMENT DÉCRIRAIS-TU CE TRAVAIL TEL QU’IL ÉTAIT AU DÉBUT DES ANNÉES 2010, QUAND TU ES ARRIVÉ DANS LE MILIEU ?

J’ai eu la chance d’avoir un parcours assez riche qui m’aura permis de m’essayer à de nombreux sujets que peut regrouper le métier de Level Designer sur de nombreux types de jeux différents (du MOBA à l’ARPG en passant par des jeux de course etc…).

Lors de mon stage de fin d’études par exemple, j’ai pu m’exercer au Level Design Multijoueur, et par la suite, j’ai eu l’occasion de m’atteler à des choses très diverses. Mes premières missions consistaient à produire des documents de level de design avant de produire les dites maps.
Ces documents avaient pour fonction de définir la structure de la map, son ambiance, les motifs récurrents de gameplay ou de navigation que le joueur allait pouvoir exploiter. J’essayais de mettre en avant des mécaniques fortes, d’avoir des partis pris.
Puis  ensuite sur un projet solo cette fois, j’ai pu m’atteler à un autre aspect du LD : le scripting d’évènements (qui consiste à gérer la difficulté des niveaux en y intégrant toutes les situations que va rencontrer le joueur, des ennemis aux puzzles notamment mais également les cutscences et tout le déroulé narratif) et j’ai aussi sur ce même projet pu faire du boss design.
Après cela j’ai travaillé sur d’autres genres de jeux comme de l’interactive drama ou un jeu de rallye mais c’est en rejoignant Ubisoft juste après tout cela que j’ai eu l’opportunité de faire du Mission design et du World building sur mon premier AAA open world.

Au fil de ce parcours j’ai pu travailler sur des productions avec des budgets et des ambitions variables et j’ai pu observer la constante évolution que connaît l’industrie dans ses méthodes et ses outils pour toujours repousser les limites de la créativité et des expériences que nous proposons aux joueurs.
Je dirais enfin que mes premières expériences de Level Designer étaient sur des AA et impliquaient que je sois très polyvalent parce qu’on fait beaucoup plus de choses à ce poste au sein d’une petite structure que dans des studios très organisés et sur des AAA où il est nécessaire de davantage se spécialiser.

Le mot Level fait écho aux niveaux des jeux, qui ont longtemps été fermés, avec un début et une fin. Dirais-tu que les mondes ouverts, et notamment tels qu’ils sont fabriqués chez Ubisoft, sont toujours des « niveaux » ? 

Clairement le métier et la notion de Level Design ont énormément évolué au fil des années, comme l’ensemble de l’industrie en fait depuis les premiers jeux 2D et leurs tableaux intrinsèquement concis jusqu’aux gigantesques mondes ouverts qu’on peut produire aujourd’hui.
C’est vrai que les premiers jeux sur lesquels j’ai travaillé étaient segmentés en niveaux, c’étaient d’abord des maps pour un jeu multi (MOBA) ou des niveaux traditionnels pour un action/aventure solo.

In fine, et avec le recul, je dirais que tout est une question d’échelle ; pour les open-worlds, même s’ils constituent un tout cohérent une sorte d’immense niveau dans lesquels l’exploration se fait sans transition, au moment de la production ce sont de nombreux Level Designers qui se répartissent différentes parties du monde et qui devront ensuite se coordonner pour que tout se fonde ensemble parfaitement. En plus, il y a souvent un travail de concertation qui doit s’opérer entre deux spécialisations de Level Designers, les World Builders et les Mission designers. Leur travail conjoint consiste à faire coïncider l’espace de jeu et le gameplay qui s’y déroule et fait qu’en somme on a encore un peu le sentiment que beaucoup de zones de jeu sont à part entière « des niveaux dans le niveau ».

 

PEUX-TU NOUS RAPPELER CE QU’EST LE PROCÉDURAL, AVEC QUELS OUTILS VOUS TRAVAILLEZ DESSUS, ET SURTOUT COMMENT CELA A BOULEVERSÉ VOTRE TRAVAIL SUR LE LEVEL DESIGN ?

« Le procédural » c’est, pour faire simple, un modèle de génération de contenu automatisé.
Chez Ubisoft on utilise notamment des outils comme Houdini en Art et en Level Design.

Le terme fait essentiellement référence à deux champs d’application dans le jeu vidéo. Le premier est de permettre d’automatiser la distribution et le placement d’assets graphiques comme la végétation dans nos open-worlds, de façon semi-assistée. Mais ce type d’outil peut être poussé bien plus loin en fonction de la vision du projet et de ses besoins jusqu’à nous permettre de générer des villages entiers dans des zones et selon des règles prédéfinies, par exemple. Cela change véritablement la donne parce que cela permet de libérer les Artists et Level Designers de tâches rébarbatives et de maximiser leur temps passé à peaufiner les endroits clés dans le world ou ayant une grande valeur ajoutée sur l’expérience de jeu.

Et puis le second champ d’application du terme « procédural » peut aussi faire référence au fait de générer du contenu gameplay en plein jeu, qui soit dynamique, évolutif et offre une meilleure re-jouabilité, par exemple. Dans Odyssey, on avait des quêtes qui se créaient en fonction d’une combinaison d’éléments que l’on avait défini, entre le personnage qui propose une quête au joueur, le lieu où il se trouve et l’objectif en lui-même. Chaque joueur avait donc une expérience virtuellement infinie et chaque fois renouvelée.

Ce sont des pistes qu’on explore de plus en plus et à mon sens cette approche constitue le futur du level design, dans lequel les zones de jeu ne seraient plus figées et offriraient potentiellement une expérience de jeu totalement différente d’un joueur à l’autre, voire peut-être même basée sur leurs préférences ou leurs « skills ».

 

COMMENT, ALORS QUE LE JOUEUR EST LIBRE DE SES MOUVEMENTS ET DE SES CHOIX DANS UN MONDE OUVERT, RÉUSSIR À IMPACTER SON EXPÉRIENCE EN TERMES DE LEVEL DESIGN ? DE QUELLE MANIÈRE PERÇOIVENT-ILS DIRECTEMENT CE TRAVAIL-LÀ DURANT LEUR EXPÉRIENCE DE JEU QUI REPOSE PAR ESSENCE SUR L’ÉMERGENCE ?

Malheureusement la liberté absolue n’existe pas vraiment dans le jeu vidéo… Les mondes ouverts ont tous des limites, physiques notamment. Et puis souvent, les histoires qu’ils racontent impliquent des contraintes de progression par exemple, par souci de cohérence du récit.
L’idéal à mon sens est de laisser les joueurs appréhender le jeu de la façon qu’ils souhaitent et de leur permettre de choisir l’ordre dans lequel ils veulent voir les évènements se dérouler.

Quelle que soit la direction choisie sur ce sujet, les designers disposent de nombreux « outils » pour prendre en compte ces contraintes et asseoir ces limitations.

Mais plus globalement, il existe maintenant des codes visuels assez répandus et communément admis, une vraie grammaire qui permet construire des espaces de jeux qui parlent instinctivement aux joueurs et de baliser leur chemin, de les guider sans qu’ils ne s’en aperçoivent trop, à condition évidemment que ce ne soit bien fait.

LES GAME DESIGNERS FIXENT LE CADRE DANS LEQUEL LES LEVEL DESIGNERS TRAVAILLENT. DANS QUELLE MESURE CETTE COLLABORATION PEUT ELLE AUSSI SE FAIRE DANS L’AUTRE SENS ? LE LEVEL DESIGN PEUT-IL AUSSI INFLUER DIRECTEMENT SUR LE GAME DESIGN ?

Le Game Design et le Level Design sont totalement complémentaires et sont des disciplines extrêmement proches et s’il est vrai que mécaniquement les Game Designers interviennent à une échelle plus « macro » que les Level Designers puisqu’ils conçoivent les règles du jeu, il n’est pas inhabituel que la conception d’un niveau fasse naître des propositions qui vont amener la discussion sur le terrain du Game Design et susciter l’ajout ou la modification de mécaniques de jeu. Un excellent exemple de ce genre de situation a récemment été décrit sur la chaîne YouTube Game Makers’ Toolkit, à propos d’un niveau du jeu Ori and the Will of the Wisps.

AUJOURD’HUI, À QUOI RESSEMBLE TON QUOTIDIEN MAINTENANT QUE TU ES DEVENU LEAD LEVEL DESIGNER ?

Mon travail aujourd’hui en tant que Manager d’une équipe de neuf personnes consiste à organiser le travail des Level Designers, à les accompagner dans l’accomplissement de leurs tâches et mettre mon expertise et mes compétences à leur service en leur donnant des conseils et en les assistant pour trouver des solutions aux problématiques que nous rencontrons en production. J’ai aussi pour responsabilité de coordonner leur travail avec celui d’autres équipes qui gravitent autour : les Gameplay Programmeurs, les Game Designers, les Level Artists, pour ne citer qu’eux.
Une simplification pourrait être de dire que cela consiste à garantir que les Designers sont en mesure de fournir le meilleur contenu possible pour le jeu, dans les meilleures conditions possibles.

Il est vrai que je ne fais plus vraiment de travail dans l’éditeur de jeu ou très occasionnellement mais ce qui est enrichissant en tant que Lead, c’est davantage de fixer une direction et de voir par quel cheminement les designers y parviennent, souvent ils ne s’y prennent pas vraiment comme on l’aurait fait soi-même et cette perspective différente permet de continuer d’apprendre sur le métier.

A CE JOUR, APRÈS PRESQUE DIX ANS DE CARRIÈRE DANS LE MILIEU, Y A-T-IL UN NIVEAU OU UNE ZONE DE JEU QUE TU AS DESIGNÉ ET QUI TE REND PARTICULIÈREMENT FIER ?

Le jeu sur lequel je suis le plus fier d’avoir travaillé est incontestablement Assassin’s Creed Odyssey à Ubisoft Québec.
J’ai eu la chance de participer à ce projet avec des gens d’une part incroyablement talentueux et d’autre part véritablement passionnés ; nous étions soutenus par des outils à la pointe, ce qui nous a permis de réaliser nos ambitions peut-être un peu folles et de mettre énormément de cœur dans ce titre.

Le sujet sur lequel j’ai eu l’opportunité de travailler était, sans trop entrer dans les détails, des zones de jeu supportant du gameplay procédural, justement. C’était un défi vraiment enrichissant tant en termes de design que de technologie et il aura fallu concrétiser cette vision un peu folle en pleine production du jeu. C’était une aventure humaine et professionnelle véritablement marquante.

 

Rédigé par Vincent Manilève. Retrouvez cet article sur Stories !

More to read

Discover more articles