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Découvrez le métier et le parcours de Rémi Poivet, Cognitive Science Researcher chez Ubisoft et auteur d’une thèse en cours sur la « crédibilité » des PNJ dans le jeu vidéo.
Cela pourra peut-être surprendre certain.es, mais des chercheurs travaillent bien au sein de différents Studios d’Ubisoft, et notamment au sein des services Recherche et Développement. Rémi Poivet, 25 ans, est l’un d’entre eux. Pour Stories, il revient sur son parcours et sur la raison de sa présence à Ubisoft Paris : mieux comprendre les personnages non-jouables et aider à les rendre toujours plus crédibles.
Quel est ton lien avec les jeux vidéo et comment ton parcours académique t’a progressivement permis d’arriver chez Ubisoft ?
Je joue aux jeux vidéo depuis très jeune, je crois que j’ai commencé sur la Game Boy, car je me souviens de Tintin et le Temple du Soleil, et je joue encore toujours aujourd’hui quand j’ai le temps en parallèle de mon doctorat, et à tout type de jeux. Pour autant, je ne m’étais jamais imaginé travailler dans le jeu vidéo. J’ai d’abord eu envie de faire un BTS Audiovisuel pour faire de la réalisation, étant un grand fan de films. Mais je n’ai pas regretté de faire finalement une Licence de Psychologie, où j’ai beaucoup appris et où je me suis particulièrement intéressé à l’étude du cerveau. J’ai donc fait un Master de Neurosciences à Tours, et quand je me suis lancé dans ma thèse, je voulais un sujet qui soit à la croisée des sciences cognitives et de mon envie de toucher à l’intelligence artificielle (IA), qui était devenue ma spécialité. Je me suis ainsi tourné vers les « agents autonomes », machines physiques ou virtuelles contrôlées par ordinateur avec pour objectif une interaction humain-machine. D’où l’importance d’étudier la perception pour créer de meilleurs agents autonomes.
Mes directrices de thèse, Malika Auvray et Catherine Pelachaud de l’ISIR (Institut des Systèmes Intelligents et Robotiques) à Paris Sorbonne Université, ont évoqué plusieurs possibilités, mais j’ai finalement eu envie de leur proposer de faire un doctorat plus appliqué avec une CIFRE, c’est-à-dire une collaboration entre une entreprise et un laboratoire de recherche, et de postuler chez Ubisoft. Je me disais que ce serait vraiment génial de faire ma thèse dans une entreprise comme celle-ci, et après avoir pris contact avec quelqu’un de La Forge au Canada, c’est le responsable de la R&D en France qui m’a recontacté pour que je rejoigne Ubisoft Paris. Je fais maintenant partie de l’équipe Data Science, et en parallèle de ma thèse je travaille beaucoup avec les équipes de production au Studio de Paris, mais aussi avec l’User Research Lab, qui organise notamment les tests avec les joueurs.
Pourquoi des chercheurs sont-ils recrutés par une entreprise comme Ubisoft ? Cela peut paraître surprenant au premier abord.
Il y a évidemment un vrai intérêt de la part des gens du jeu vidéo pour toujours aller vers l’innovation, ils se posent les mêmes questions que dans l’industrie de l’animation tel que Disney et Pixar à leur époque. Et l’innovation est intrinsèquement liée au monde de la recherche et du développement. Il y a donc une vraie volonté dans les Studios d’Ubisoft de pousser cette R&D, et je trouve ça très intéressant que l’entreprise s’appuie sur le travail de chercheurs.euses pour y arriver. Elle devient vraiment actrice du monde de la recherche, et cela se développe de plus en plus au niveau industriel. L’objectif final d’Ubisoft étant d’améliorer l’expérience des joueurs, c’était une évidence pour elle de s’impliquer dans ce domaine.
Comment as-tu été amené à te pencher sur l’intelligence artificielle des personnages non joueurs et quel est ton objectif avec ta thèse ?
J’avais pu participé à une étude qui se penchait sur notre capacité à attribuer des caractéristiques humaines aux fameux agents virtuels dont je parlais précédemment. C’était un travail à la frontière entre la philosophie de l’esprit, l’IA et la psychologie, et j’ai vraiment aimé cette approche. J’ai aussi eu l’occasion d’avoir des cours sur l’IA et de faire un stage aux Etats-Unis dans un laboratoire spécialisé sur le sujet. C’était mes premiers pas dans le domaine, où j’ai pu apprendre la programmation de base et les différentes techniques de l’IA. Puis, en me lançant sur ma thèse, j’ai eu envie que ce travail rejoigne à la fois l’IA et les sciences cognitives. Au final, mon sujet concerne donc plus les « personnages non-joueurs » que leur intelligence artificielle à proprement parler. L’IA des PNJ, ce sont les arbres de décisions, comment ils se comportent, se déplacent, agissent dans leur environnement. Le PNJ, c’est l’IA, mais aussi leur apparence, la perception que l’on en a en tant que joueurs.euses et les biais cognitifs qui peuvent en découler.
Comment expliquer que certains PNJ sont parfois perçus comme étant peu intelligents ou trop peu challengeants par certain.es joueur.euses ? Peut-on par ailleurs dire qu’il est possible à ce jour de faire des PNJ véritablement intelligents ?
Il y a évidemment les bugs, mais la façon de se comporter pour un PNJ est aussi très importante dans la perception. Au début des années 2000, lorsqu’on commençait à intégrer des arbres de décision, des études ont montré qu’un ennemi était perçu comme intelligent en fonction de sa difficulté à être battu. L’intelligence relevait du challenge. Désormais, et notamment les open-world, un PNJ ne peut pas « juste » être difficile à battre pour être perçue comme intelligent Il y a une vraie complexification du sujet, d’autant plus que les jeux ne sont pas tous logés à la même enseigne, certaines IA vont être mieux « perçues » que d’autres par les joueurs. C’est ce qu’on appelle l’effet de halo. Typiquement, beaucoup aiment les PNJ de Breath of the Wild qui, pourtant, ont un design assez simple. Désormais, il faut prendre en compte la notion de believability, de crédibilité, c’est-à-dire notre capacité à croire en un personnage non-joueur.
Peux-tu nous expliquer ce qu’est exactement la believability et en quoi elle est centrale dans la mise en place des PNJ ?
Le concept de believability se retrouvait déjà chez Disney à leurs débuts quand ils cherchaient à rendre leurs personnages plus charismatiques, non pas réalistes mais bien crédibles, intégrés dans l’univers dans lequel ils évoluent. Lasseter et Pixar ont continué ce travail, et aujourd’hui dans nos jeux, quand on dit qu’un personnage doit être believable, on parle de sa capacité à s’intégrer dans son environnement et réactif à ce qu’il se passe autour de lui. Beaucoup d’études se sont intéressées à ce sujet et évoquent notamment l’importance de la personnalité, ce qui rend un personnage unique, mais aussi sa capacité à interagir avec les autres agents et l’environnement ou encore sa cohérence par rapport à nos connaissances internes d’observateur.
Comment réussir à mesurer cette believability qui, par définition, relève beaucoup de la subjectivité, de la perception ?
Il existe, dans la littérature scientifique, des échelles de mesure permettant de juger cette crédibilité. Mais généralement, ce sont des échelles assez larges pour être généralisables à des situations très différentes. Dans le cadre de ma thèse, nous sommes encore en réflexion sur notre propre échelle, dans la continuité de ce qui a été proposé jusque-là. L’idée étant de déterminer les paramètres sur lesquels on pourra agir pour ajuster la believability. J’ai déjà pu travailler sur la cohérence entre l’apparence d’un PNJ (ses vêtements et équipements par exemple) et son comportement (hostile, amical, etc.), et je vais continuer à tester d’autres paramètres.
Sur quels processus ou tests t’appuies-tu ? Comment rendre concret cette notion auprès de joueur.euses qui parfois, sont novices et n’ont pas toujours les bons codes ?
On travaille sur de la vérification d’hypothèse dans un contexte très contrôlée. Dans un premier test, on va avoir une interaction avec un seul PNJ dont on va contrôler l’apparence, les comportements et la position du joueur. C’est un cadre différent d’une partie classique, mais une fois que l’on aura vérifié ou non notre hypothèse, on la testera dans un contexte de jeu normal, par exemple lors de playtests avec l’User Research Lab.
En ce qui concerne les joueurs.euses, on est obligé de sélectionner les participants.es selon nos hypothèses de recherche et donc parfois on a des participants qui connaissent le jeu, parfois non. C’est une information importante à prendre en compte lorsqu’on étudie la perception. Nous prévoyons également de créer un questionnaire détaillé sur le sujet, à leur destination et que l’on espère pouvoir diffuser largement.
In fine, comment créer un bon PNJ, plus enrichissant pour les joueurs et leur expérience de jeu ?
Créer des PNJ plus crédibles est mon objectif de thèse. Il faut améliorer leur cohérence, leurs références internes, pour que leurs comportements soient perçus comme rationnels. Un Lapin Crétin, quand on sait ce que c’est, on a des attentes précises, mais on s’attend aussi à ce qu’il soit rationnel dans son irrationnalité. Le Lapin Crétin doit être crétin. C’est d’ailleurs ainsi que je définis l’intelligence dans le cadre de ma thèse : il faut avoir un comportement rationnel vis-à-vis de nos références internes d’observateur. C’est ce sur quoi on travaille au studio et on espère que cela pourra aider les équipes de production à proposer des personnages non-joueurs toujours plus crédibles et cohérents.
Rédigé par Vincent Manilève dans Stories !